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M. Alioune N’Diaye, DG Orange Afrique et Moyen-Orient a accordé une interview à Jeune Afrique, sur le point de la crise du COVID 19 à l’échelle des télécoms

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À la tête d’Orange Moyen-Orient et Afrique depuis bientôt deux ans, le Sénégalais, premier Africain à diriger l’une des filiales de l’opérateur français, fait le point sur la crise actuelle à l’échelle du secteur des télécoms, dont la centralité ne s’est jamais affirmée avec autant d’évidence qu’en ces temps de confinement et d’hyperconnexion.

Confiné depuis deux semaines à Casablanca, Alioune Ndiaye, directeur général d’Orange Moyen-Orient et Afrique, suit heure par heure la progression du virus sur le continent. En lien avec les 18 pays où son groupe est présent au sud de la Méditerranée, il doit garantir le fonctionnement des réseaux, dont le trafic a, par endroits, bondi de 40 %, et, en même temps, préserver l’intégrité de ses 18 000 salariés.

Au moment où les infrastructures de télécoms se révèlent plus indispensables que jamais au fonctionnement des administrations, des entreprises et à la vie des familles, le dirigeant sénégalais décrypte les enjeux de cette période unique et anticipe les leçons que cette industrie pourra en tirer.

Jeune Afrique : Stéphane Richard, PDG d’Orange, a annoncé le 1er avril un don de 8 millions d’euros pour lutter contre le Covid-19, notamment en Afrique. Quelle somme va être affectée au continent ?

Alioune Ndiaye : L’annonce faite par Stéphane Richard concerne la Fondation Orange. Le groupe a ainsi augmenté le budget des fondations Orange de plusieurs millions d’euros, dont plus de 2 millions sont consacrés à l’Afrique. Ces fonds vont permettre de soutenir financièrement les gouvernements dans leurs achats de matériel médical, de masques, de gants et de solutions hydroalcooliques.

Nous allons aussi renforcer l’action de nos filiales. Par exemple, chacun de nos 18 pays va recevoir 30 000 packs de masques, gel et gants. Dans beaucoup de pays, comme en Côte d’Ivoire, en Jordanie, au Cameroun et au Burkina Faso, nous avons aussi offert des appareils d’assistance respiratoire. Pour Sonatel [dont le siège est à Dakar], le montant atteint 2 milliards de F CFA [3 millions d’euros]. Il y a des dons au fonds Covid créé par l’État. Il y a eu aussi l’équipement du hangar des pèlerins de l’aéroport Léopold-Sédar-Senghor de Dakar pour le transformer en hôpital.

Les initiatives sont multiples. Nous avons également décidé d’offrir des accès à des sites d’enseignement à distance pour les étudiants dont l’école ou l’université a été fermée.

La situation est très évolutive, tous les pays africains renforcent peu à peu les mesures de distanciation sociale et imposent, pour certains, un confinement. Est-ce que cela vous semble indispensable ?

Je ne suis pas épidémiologiste, ni spécialiste de santé publique. Ce que je sais, c’est que le confinement sera très difficile à mettre en œuvre. Dans nos pays, 50 % des gens en activité gagnent leur argent au jour le jour. Il faut peut-être les accompagner en leur apportant une assistance alimentaire.

Ce qui est important, c’est de respecter des mesures barrières, faire porter des masques à tout le monde et commencer à dépister quand ce sera possible. J’appréhende la difficulté à faire respecter un confinement strict.

« Nous faisons tout pour protéger nos salariés et assurer la continuité de nos services » Quelles mesures a pris le groupe Orange pour ses salariés ? Pour ses clients ?

Aujourd’hui, les 18 pays où nous sommes présents ont des cas avérés d’infection. On en recense à peu près 3 000 [l’interview a été réalisée jeudi 2 avril]. Et ces chiffres évoluent de manière exponentielle chaque jour. Notre priorité est de protéger nos salariés et en même temps d’assurer les services que nous fournissons aux clients. Nous nous sommes appuyés sur notre expérience des crises passées, car nous en avons connu beaucoup, même si celle-ci est inédite par son ampleur. Comme la pandémie est arrivée plus tard sur le continent, nous avons bénéficié de l’expérience de nos collègues d’Asie et d’Europe pour nous adapter. Nous avons très vite mis en place le télétravail pour les personnes dont la présence n’est pas indispensable. Les salariés chargés de faire la maintenance des réseaux et nos vendeurs sont tous protégés.

Dans certains pays, nous avons installé des hygiaphones pour séparer les clients des conseillers commerciaux dans nos boutiques. Et nous demandons aux clients de se laver les mains avec du gel hydroalcoolique que nous mettons à leur disposition avant d’entrer dans les boutiques. Nous faisons tout pour protéger nos salariés et assurer la continuité de nos services.

Craignez-vous une dégradation forte de la situation sanitaire du continent et un effondrement des économies africaines, comme l’annoncent certains experts ?

Encore une fois, je ne suis pas médecin. Je constate néanmoins que les États, dans pratiquement tous les cas, ont pris les bonnes décisions. En mettant l’accent sur la sensibilisation par tous les moyens possibles, en prenant contact avec toutes les autorités et les leaders d’opinion.

Sur le continent, les couvre-feux marchent bien, mais, encore une fois, les confinements sont difficiles à mettre en place. Je pense aussi que les capacités hospitalières dans nos pays sont assez faibles. Mais je ne suis pas totalement pessimiste concernant l’issue de la crise. Il me semble inévitable que beaucoup de gens seront infectés, mais si le virus ne mute pas et que le taux de mortalité reste le même que celui constaté en Chine et en Europe actuellement, l’Afrique sera in fine moins impactée. En effet, le taux de mortalité constaté dans d’autres pays montre qu’il est beaucoup plus bas pour les populations de moins de 50 ans. Et les populations africaines sont très jeunes. Je ne crois donc pas que ce sera la catastrophe décrite par certains.

« Les États, les banques centrales, devront soutenir le plus possible les PME pour qu’elles ne meurent pas »

Concernant l’économie, personne n’a aujourd’hui assez de recul pour prédire ce qu’il va se passer. Il est évident que beaucoup de secteurs sont en difficulté car l’activité économique est à l’arrêt. Je pense à l’aérien, à l’hôtellerie… Les États, les banques centrales, devront soutenir le plus possible les PME pour qu’elles ne meurent pas. Mais c’est, selon moi, prématuré de se prononcer sur les répercussions qu’aura cette crise.

Concernant l’industrie des télécoms, qui dans ces moments-là devient indispensable parce qu’elle permet aux gens de communiquer, d’accéder à internet, de travailler, elle montre sa résilience. Et apporte la preuve que les opérateurs avaient bien anticipé les investissements à réaliser pour construire des réseaux fiables.

Êtes-vous sollicités par les gouvernements pour les campagnes de communication concernant les gestes barrières ? Participez-vous aux task forces dévolues à la lutte contre le Covid-19 ?

Les gouvernements ont très vite compris que la continuité des réseaux de télécoms était vitale. Nous sommes donc associés de très près à ce qui se fait. Nous envoyons massivement et gratuitement des SMS à la demande des ministères de la Santé pour sensibiliser aux mesures barrières.

« Dans ce contexte de crise, la demande sur les réseaux explose »

A-t-on vu les géants d’internet se mobiliser pour l’Afrique ? Ont-ils eux aussi un rôle à jouer ?

Ils ont un rôle à jouer, et ils se mobilisent. Dans ce contexte de crise, la demande sur les réseaux explose, avec des hausses de trafic pouvant aller jusqu’à 40 %. Dans ces conditions, il n’est pas forcément indispensable d’avoir une qualité vidéo de très haute définition. Grâce à la collaboration mise en place avec Google et Facebook, nous pouvons altérer un peu cette qualité. C’est peu perceptible par nos clients, mais cela permet de ne pas saturer les réseaux.

« Les données des réseaux constituent un élément clé pour aider les autorités dans le suivi de la propagation du virus » L’utilisation des mobiles, par son ampleur, permet de générer d’importantes masses de données. Est-ce que ces dernières peuvent être utilisées pour améliorer la lutte contre la propagation de la pandémie ?

Je pense que les données des réseaux constituent un élément clé pour aider les autorités dans le suivi de la propagation du virus et du respect des mesures de confinement. Il est important qu’il y ait un cadre légal et réglementaire qui permette de le faire. Aujourd’hui, nous répondons aux demandes des autorités sanitaires qui sont faites sur la base de réquisitions judiciaires. Les données communiquées sont « anonymisées ». Elles permettent par exemple de suivre des mouvements de population, mais pas d’identifier un numéro de téléphone.

Les autorités africaines considèrent-elles, aujourd’hui plus qu’avant, les infrastructures de télécoms comme des infrastructures critiques ?

Oui. Dans tous nos pays, les autorités ont vraiment pris conscience du rôle central des télécoms. Nous, nous le savions déjà. Mais il est vrai que la crise actuelle donne un rôle encore plus important à notre secteur.

En Jordanie, le gouvernement nous a même donné des fréquences supplémentaires pour que les réseaux ne soient pas congestionnés. Chez Orange, nous avons mis très tôt sur pied des comités de crise présidés par nos directeurs généraux. Nous avons demandé à être associés à tous les organes qui gèrent cette crise. Ainsi, nous avons partout pu expliquer que des mesures de confinement ne devaient par exemple pas empêcher nos équipes d’assurer la maintenance des réseaux ou entraver la continuité des services financiers sur mobile.

Pensez-vous que la crise actuelle va accélérer les investissements à réaliser pour généraliser l’accès à internet et renforcer les infrastructures numériques des pays ?

Définitivement, je crois que la crise va accélérer les investissements et que nous avions bien fait de dimensionner nos réseaux pour absorber les pics de trafic. Quand on revient sur ce qui s’est passé en Chine après l’épidémie du sras (2003), on constate que Taobao [Alibaba] a vu ses commandes décoller.

Plus récemment, il y a eu toute une série d’innovations autour de l’intelligence artificielle et des livraisons sans contact en Chine. Il n’y a pas de raisons que cela ne se passe pas en Afrique. Dans certains pays, nous avons réquisitionné les spécialistes de l’analyse de données au même titre que les salariés qui assurent la maintenance des réseaux, parce que nous avons besoin de fournir des données pour combattre le virus.

Nous sortirons de cette crise avec nombre d’enseignements qui permettront d’accélérer l’intégration numérique des pays africains.

« Nous avons instauré la gratuité pour les transferts et les paiements chez les commerçants »

Observez-vous, comme lors des précédentes crises, par exemple au Mali, en 2012, une augmentation de l’utilisation d’Orange Money ?

Contrairement à ce qui s’est passé au Mali, où il n’y avait pas de confinement, nous observons plutôt une baisse des transactions de l’ordre de 10 %, car les gens ont de moins en moins la possibilité de déposer de l’argent dans les kiosques ou d’aller en retirer. Orange permet d’alimenter son portefeuille Orange Money à partir d’un compte bancaire classique, mais tout le monde n’en dispose pas. Pour stimuler l’utilisation de nos services financiers mobiles, ce qui évite les contacts, nous avons instauré la gratuité pour les transferts et les paiements chez les commerçants.

« Orange Bank Africa répondra notamment aux besoins des gens travaillant dans le secteur informel et qui doivent avoir un petit fonds de roulement. » Pour compléter votre gamme de services financiers, Orange va aussi lancer sa banque cette année. La pandémie de Covid-19 va-t-elle bouleverser votre agenda ?

Nous n’avons pas encore mesuré l’impact de la crise sur son lancement. L’objectif d’Orange Bank Africa est de faire de la distribution de micro-crédits et de pico-crédits ainsi que de la distribution de produits d’assurance à nos clients Orange Money. Cela répondra notamment aux besoins des gens travaillant dans le secteur informel et qui doivent avoir un petit fonds de roulement. Initialement, le lancement était prévu en juillet en Côte d’Ivoire, puis en 2021 au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso. Nous continuons à travailler sur ce planning. La banque est créée, son directeur général recruté, et toutes les équipes travaillent d’arrache-pied à Abidjan pour tenir les délais, mais nous verrons quel sera l’impact de la crise.

Est-ce que les filiales africaines du groupe Orange pourraient suspendre le versement des dividendes aux actionnaires pour l’année 2019, comme on le voit pour certains groupes en France ?

Nous n’avons pas beaucoup de filiales qui versent des dividendes. Dans ce domaine, nous écoutons ce que disent les autorités, et particulièrement les ministères des Finances. Un certain nombre de conseils d’administration se sont déjà tenus et ont fait des recommandations pour les assemblées générales d’avril. La question du versement des dividendes n’a pas été posée par les autorités comme cela a été le cas en France.

« Concernant la libéralisation du secteur des télécoms éthiopien, nous restons persuadés de pouvoir faire une proposition capable de créer de la valeur pour toutes les parties prenantes. »

Prendre pied en Éthiopie, qui libéralise son secteur des télécoms, reste-t-il un objectif majeur pour Orange ?

Nous avons toujours regardé l’Éthiopie avec beaucoup d’attention. Le gouvernement éthiopien a pris une décision importante en engageant une réforme, selon moi nécessaire, du secteur des télécoms. Le régulateur a lancé une consultation à la fin de 2019. Nous attendons d’avoir des informations sur le cadre réglementaire de cette ouverture. Nous restons persuadés de pouvoir faire une proposition capable de créer de la valeur pour toutes les parties prenantes.

Davantage dans votre zone d’influence traditionnelle, le Bénin cherche un gestionnaire pour son opérateur public. Orange est-il intéressé ?

Malgré tout le bien que nous pensons du Bénin, nous ne sommes pas candidats.